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Le travail et la perception de sa valeur
Janusz Bucki
in translation
La reconfiguration des marchés amène les acteurs de la vie économique et les observateurs à réfléchir sur la valeur du travail. Philosophes, sociologues, économistes s’interrogent, de façon récurrente, sur le travail et sa valeur. Les enjeux actuels de la cohésion sociale posent clairement la question de l’opposition entre l’économie et la société [B.Perre, 1993]. Cet axe de réflexion avait déjà été emprunté par A.Cotta dès 1987 dans le cadre d’une analyse des inégalités relatives au statut du travail : ”une telle inégalité vient du fond des âges et de notre condition. Elle révolte mais, aussi, rassure. Autant que le progrès scientifique, elle est espoir et gage de future vigueur.”.
La valeur du travail est aussi source de remise en cause des structures économiques. Comme s’interroge A.Sauvy dans “Le travail au noir et l’économie de demain”, les avantages pour l’économie contrebalancent-ils les inconvénients, non seulement pour les finances de l’Etat mais encore pour la structure même des sociétés ? C’est encore A.Sauvy qui va traiter des rapports ambigus entre la machine et le chômage, entre le progrès des savoir-faire et la valeur économique de travail.
A.Gorz souligne que : « Ce que nous appelons “travail” est une invention de la modernité. La forme sous laquelle nous le connaissons, pratiquons et plaçons au centre de la vie individuelle et sociale a été inventée, puis généralisée avec l’industrialisation. » C’est également ce qu’évoque Y.Schwartz, dans l’article introductif du numéro de la revue Projet consacrée au travail : “Quand se brouillent les repères, les diverses représentations, dans lesquelles ont puisé les pensées du travail, sont réactivées par fragments, ré-associées pour tenter de construire des réponses à l’interrogation sur “la valeur du travail”.
L’Approche décisionnelle (B-ADSc) propose une lecture de la valeur du travail selon une tentative épistémologique de mise en relation de trois catégories de valeurs. L’homme, en tant que pilote d’une activité, hériterait de ces valeurs et, par là même, pourrait construire son appréciation de la valeur de son travail.

Système de valeurs et sa dynamique
La notion de valeur est aujourd'hui assez imprécise, faute de repères permettant son identification. En première approche, on qualifie de valeur tout ce à quoi nous attachons une certaine importance. La solution généralement apportée à la classification des valeurs repose sur la distinction entre valeurs universelles et valeurs contingentes.
L’interprétation du système de valeurs proposé par l’Approche décisionnelle, B-ADSc, est liée au concept d’activité et elle repose sur trois catégories de valeurs :
• Valeurs Économiques : relatives à l'appréciation de la dualité rareté-utilité des ressources et constituant le facteur de
  l’efficience de toute organisation,
• Valeurs Constitutives : expression des finalités d’une organisation et liées à la fondation même de l'organisation,
• Valeurs Comportementales : facteur de l’efficacité dans la construction de la convergence de buts par les acteurs de l’organisation.
Janusz BUCKI
Finalité
Activité
Moyens
Valeurs Constitutives
Valeurs Comportementales
Valeurs Economiques
Le concept d’activité pilotée concorde avec celui proposé par Aristote. D’après lui, dans un objet, la matière et la forme n’apparaissent qu’ensemble et elles sont guidées par leur “devenir” commun, c’est-à-dire le devenir de l’objet. Ce devenir ou l’évolution d’un objet est soumis aux quatre causes :
• la cause finale (causa finalis) - rien n’arrive sans but : idée de finalité,
• la cause formelle (causa formalis) - un objet se définit par sa forme, son savoir être ou son savoir faire : idée de conduite,
• la cause efficiente (causa efficiens) - chaque développement a besoin d’un moteur qui puisse le mettre en œuvre : idée de pilote,
• la cause matérielle (causa materialis) - chaque objet intègre de la matière : idée de processus.
Une maison est construite par un bâtisseur (pilote - cause efficiente) d’après un plan (conduite - cause formelle) avec des briques, des pierres, ... et avec ses outils (processus - cause matérielle) pour protéger contre les intempéries (finalité - cause finale).


L’appréciation des Valeurs Économiques dépend, le plus souvent, des modes d'appropriation et d'utilisation des ressources (l'or, les moyens de production, la terre, ...). En général, du fait de sa rareté, c'est la ressource même qui prend de la valeur aux yeux de ceux qui la sollicitent. Le pain durant une famine ... Les moyens prennent de la valeur, mais s'agit-il pour autant d'une Valeur ? La réponse affirmative est habituellement apportée dans le contexte économique de l'appropriation de la ressource. L’appropriation donne à son détenteur le pouvoir d'en disposer. Si cette appropriation est susceptible de remettre en cause la convergence de buts, la mise en place d'une procédure de partage est censée rétablir la cohésion sociale. L'appropriation individuelle devient alors appropriation communautaire. La ressource concernée cesse d'être valorisée économiquement par ceux qui l'utilisent.
Un système de santé fonctionnant sur la base de cliniques privées limite l'accès aux soins hospitaliers au pouvoir d'achat du client. Les cliniques représentent alors une valeur économique. Les conditions d'accès en limitent l'usage. La demande existe mais le mode de satisfaction de cette demande est susceptible de remettre en cause la cohésion sociale. La création de procédures d'accès aux soins sur les principes de la Sécurité Sociale fait des cliniques un bien communautaire et leur retire, au moins en partie, leur valeur économique (elles deviennent des hôpitaux).

Les Valeurs Constitutives expriment la doctrine et les ambitions d’une formation socio-économique face aux pôles de la rareté. En même temps, elles clôturent les valeurs économiques fondatrices.
C’est le cas, par exemple, de l’intégration, dès les années 50, dans la finalité de la France de l’objectif d’excellence en ingénierie nucléaire, ou encore, celui de la réduction du temps de travail.

Les Valeurs Comportementales permettent de juger les attitudes des acteurs et de les inciter à se comporter dans le sens de la convergence de buts. Dans le contexte du fonctionnement des sociétés, les valeurs comportementales (patriotisme, loyauté, générosité, modération, ...) se distinguent des valeurs constitutives et économiques.
La conscience professionnelle représente une valeur comportementale.
Les sociétés communistes ont tenté de faire du travail forcé, excédant les normes, une valeur comportementale avec le Stakhanovisme et les héros du travail. Cette valeur artificielle, proposée par les dirigeants, n'a jamais été intériorisée donc acceptée en tant que telle par la population.
Il est possible de distinguer deux types de valeurs comportementales:
a - le respect des obligations : le respect de la convergence de buts dans la manifestation de l'autonomie individuelle,
b - le respect du partage : l'acceptation des modes d'allocation des ressources.
Dans ces deux types, nous retrouvons des éléments tels que la conscience professionnelle, le courage, la créativité ne mettant pas en danger l'existence de l'organisation (type a) ou encore la condamnation du vol (type b).
C'est aux valeurs liées au respect du partage que nous attachons une importance particulière. Elles varient dans le temps corrélativement aux variations de la rareté par opposition aux autres valeurs qui ont un caractère plus permanent parce qu’elles s’attachent à la convergence de buts et, de ce fait, ont tendance à être considérées comme universelles.
Les valeurs de partage proviennent de l'intériorisation au niveau des acteurs des modes d'attribution des ressources rares. Cette attribution implique, aux yeux d'un acteur, d'accepter la priorité accordée à un autre dans l'affectation d'une ressource. Il aurait donc tendance à interpréter que cet "autre" représente une plus grande valeur dans le processus de partage. Ce n'est donc pas la ressource elle-même qui est le sujet des valeurs de partage mais celui à qui on donne la priorité d’accéder à la ressource. Ainsi, les valeurs constitutives et économiques orientent la fonction même d’une organisation. Les valeurs comportementales et, en particulier celles de partage, stimulent les interactions entre les individus à l'intérieur de cette organisation.
Les valeurs de partage diffèrent d'une organisation à l'autre parce que ces organisations peuvent être confrontées à des raretés différentes et même, face à des raretés similaires, elles peuvent adopter des modalités de partage différentes.
En Europe, les règles de politesse veulent qu'un homme cède le passage à une femme. Dans cette situation, on admet qu'une femme représente une valeur supérieure à celle d'un homme. Dans les pays du Maghreb, dans la situation analogue, en général, c'est un homme qui représente une valeur supérieure.

L'intériorisation des procédures de partage, donc l'apparition des valeurs de partage correspondantes, constitue la fondation de la culture de l'organisation (groupe, société, entreprise, ...). Elle inspire les comportements des acteurs dans des situations de conflits potentiels. Elle permet donc d'anticiper le conflit effectif et rend cette organisation plus efficiente.

Les 4 phases de l'évolution des structures socio-économiques :
A. activités/acteurs auto-finalisés : "chacun pour soi"
B. formation autoritaire : "un chef et des subordonnés"
C.formation "traditionnelle" : "un chef, les usages et les subordonnés"
D. société de droit : "la loi, un chef, les usages et les citoyens"
Chef
Chef
Chef
Culture
Culture
Loi
À un moment donné, la position d’une organisation peut être plus ou moins avancée suivant la rareté.
Aujourd'hui coexistent, en France et dans de nombreux pays, les 4 phases mentionnées ci-dessus :
- il y a quelques années, chacun disposait de l'eau à sa guise - chacun pour soi,
- en cas de conflit armé, le Président de la République peut réquisitionner les voitures pour les attribuer aux soldats - décision du chef,
- les procédures regroupées dans le code de la route gèrent l'affectation des priorités aux carrefours - la loi,
la priorité implicite donnée aux femmes par les hommes dans les transports en
commun pour les places assises - la culture.

Les valeurs constitutives, économiques et comportementales évoquées ici sont, à la fois, interdépendantes et consubstantielles à l’organisation. Elles déterminent ses fondements doctrinaux, ses moyens et l’efficience de son fonctionnement. Elles évoluent corrélativement avec la modification des pôles de la rareté, de la finalité commune et de l’efficience. Il s’agit ici des valeurs opératoires de l’organisation à la différence des résultats de ses actions, création de biens et de services, susceptibles d’être échangés. Ces derniers appartiennent aux valeurs économiques contingentes et concernent davantage le champ de la réflexion purement économique. Il existe des liens très forts entre ces deux types de valeurs. En effet, ces sont les valeurs opératoires qui “produisent” les valeurs contingentes.

La dynamique des valeurs opératoires :
Valeurs économiques : la genèse de l’organisation sociale

Au Paradis, pays de l'abondance, Adam et Eve eurent tout. L'homme eut la femme, la femme eut l'homme. La rareté n’existait pas parce que, par nature de cet endroit, ne pouvait pas y être. Quand on a tout, disposer de libre arbitre a un sens ? Quand on a tout, il est difficile d’en vouloir davantage. Ainsi, Adam et Eve seraient-ils privé d’usage du cadeau le plus précieux qu’ils aient eu - de leur libre arbitre ?
Au Paradis il y a tout … sauf valeurs économiques. Tous les pommiers ont la même utilité, sauf le seul réservé, inaccessible, donc rare -
Dieu créa la « valeur économique originelle ».
Eve comprend rapidement la leçon. L’acceptation de l’exclusivité d’une partie signifie accepter l’exclusion de l’autre. Une valeur économique suscite le désire - le désire d’en avoir plus, en même temps, la jalousie, une cause de discords, conflits, …
La construction d’une organisation socioéconomique intégrant les acteurs concernés en serait une solution. Eve inspirée par son libre arbitre propose la première valeur constitutive, la première doctrine socioéconomique - causa finalis - donnant le sens à l’intégration proposée : l’accès pour tous à l’arbre de la connaissance : « le savoir t’appartient, Bon Dieu, … ses fruits sont à nous ».
L’Homme enrichi par cette expérience est prêt de franchir la porte de Paradis, d’aller habiter là où la rareté ne manque pas et, grâce à son libre arbitre, de tâcher de vivre en paix.


Comme il a été évoqué précédemment, une appréciation commune de l’utilité et de la rareté des ressources, des produits ou des services conduit le plus souvent les acteurs concernés à se regrouper afin d’éviter les conflits susceptibles de résulter de leur accaparement par un ou plusieurs d’entre eux. Ce regroupement a pour but la construction de l’efficience dans l’exploitation des biens et, en même temps, il constitue la genèse d’une organisation sociale bâtie autour de ces biens qui représentent alors, pour elle, les valeurs économiques fondatrices.
Une organisation sociale se structure donc autour des valeurs économiques suite à la mise en place des activités chargées de leur répartition. L’intégration des acteurs dans cette organisation repose sur un double engagement :
- d’un côté l’organisation représente, pour l’acteur, une garantie d’accès aux valeurs économiques et, de ce fait, lui permet de poursuivre ses 
  propres objectifs en accord avec les autres, et lui apporte, au minimum, une sécurité existentielle,
- de l’autre, l’acteur accepte le respect des règles de partage en vigueur.
La cohésion sociale est conditionnée par un comportement convergeant des acteurs - respect des règles de partage, son efficience par leur intériorisation - facteur de l’émergence d’une culture. L’existence d’une telle organisation se justifie par sa capacité à gérer la rareté en harmonie avec la perception collective du bien fondé du partage, en référence à la finalité commune. Elle conduit, par conséquent, à l’émergence du concept de justice.
Les valeurs économiques contribuent à l’émergence des organisations fondées pour faciliter à ses membres la réalisation de leurs projets dans le contexte de la rareté des biens. Dans le cadre d’une organisation, la rareté d'un moyen implique son partage entre les activités, les acteurs qui le sollicitent. La mise en œuvre des modalités du partage provoque l'apparition d'une activité jouant le rôle d’un «juge arbitre» de la ressource rare. Les jugements se font en fonction des objectifs poursuivis par le juge. Ces objectifs peuvent être, soit tout simplement choisis par le juge lui-même, soit élaborés et instaurés suite à une concertation entre une partie ou l’ensemble des acteurs concernés. Ils représentent la finalité de l’organisation et, en même temps, ses valeurs constitutives engendrées par les valeurs économiques. Vivre la rareté en accord avec les autres et respecter les jugements déterminent l’efficience de l’organisation clôturée par l’activité «juge arbitre». La convergence de buts est conditionnée par l’acceptation par chacun des acteurs du devoir et de l’obligation du respect des modalités de partage. Cette acceptation du devoir et de l’obligation fonde la première valeur comportementale.
Ainsi :
• les valeurs constitutives déterminent la doctrine appliquée par l'organisation pour faire cohabiter ses membres dans le contexte de la
  rareté,
• les valeurs comportementales conditionnent l’efficience de l’organisation et les comportements des acteurs face aux conflits liés à
  l’accès ou au partage des ressources rares,
• les valeurs économiques correspondent aux fondations mêmes de l’organisation et sont liées à l'appréciation collective de la dualité
  rareté-utilité.

Tout partage est susceptible de contrarier l’autonomie des acteurs dans la réalisation de leurs objectifs car il vient limiter l’usage des ressources. La réponse à cette régression consiste, le plus souvent, à mobiliser les acteurs vers la multiplication des biens et des services. La société ayant pour ambition l’efficacité invite donc ses membres à participer au processus de production. À partir de là, l’utilité sociale d’un acteur sera perçue en fonction de son apport à la multiplication des valeurs économiques. C’est ainsi qu’apparaissent l’utilité du travail et la légitimité de l’obligation de travailler.

La perception de la valeur du travail
Les communautés primitives reposent sur la mobilisation du potentiel de leurs membres pour réaliser des tâches ponctuelles. La spécialisation y est faible et, par conséquent, la division du travail quasi inexistante. L’objectif de subsistance prime et le travail est de nature existentielle. Le critère d’appartenance tribale y est d’ordre territorial.
La première stratification sociale apparaît avec les chefs, porteurs et garants de la doctrine, les guerriers défenseurs du territoire, les prêtres gardiens de la culture et des symboles identitaires qui y sont associés, et les paysans, base laborieuse de la société. La croissance d’une telle société conduit au morcellement du territoire, seule valeur économique importante, et à l’apparition des fiefs. Les guerriers chargés de la défense et de la gestion de ces fiefs en acquièrent, avec le temps, la propriété.
Le travail des paysans est une nécessité existentielle et il est naturellement assimilé à une valeur constitutive car il conditionne la pérennité même de la société. Du fait de cette assimilation du travail à une valeur constitutive, le travail devient une obligation matérialisée, dans les cas extrêmes, par l’attachement du paysan à la terre. La répartition des biens est mise en œuvre arbitrairement par le seigneur venant incarner la doctrine donc la justice suivant sa propre appréciation des besoins et des mérites. C’est aussi la position qui est réservée à l’homme dans les textes religieux : “Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front”. Ainsi les symboles identitaires d’une telle formation sociale véhiculent avant tout l’idée de soumission et d’obéissance (le glaive et le crucifix). Par conséquent, la valorisation du travail ne peut avoir lieu qu’au niveau du chef. Le paysan voit son travail dépourvu de valeur économique.

La maîtrise, de plus en plus grande, des savoir-faire conduit à une spécialisation croissante, base d’une véritable division du travail. L’organisation sociale se structure, par conséquent, autour des métiers. La sophistication des savoir-faire conduit à l’apparition de nouveaux besoins et de nouveaux moyens. Ces moyens ouvrent de nouveaux pôles de rareté qui, à leur tour, engendrent l’évolution de la finalité de l’organisation. La pérennité de la société se voit de plus en plus liée à la préservation, au développement et à la transmission du patrimoine que constitue le savoir. Le savoir-faire émerge alors comme une autre utilité à côté de la terre. Son caractère immatériel et le fait qu’il appartienne de façon intrinsèque à l’homme font qu’il ne peut plus être imposé comme une obligation. Le fait qu’il s’acquiert et dépende de la créativité individuelle fait que l’affectation d’une valeur au travail se trouve transposée au niveau comportemental. Ainsi s’opère l’assimilation de l’homme au travail aux valeurs comportementales. Apprendre, bien faire et transmettre sont liés à l’efficience de l’exercice du métier. Ceci se matérialise par l’émergence du compagnonnage et des corporations. Les symboles identitaires reprennent davantage l’idée de compétences et d’expertise dans l’exercice du métier (l’équerre et le fil à plomb). Le travail est encore difficilement valorisable au niveau de l’individu même si la séparation des métiers conduit au développement des échanges et au rôle croissant de la monnaie.
Les rapports sociaux évoluent avec l’appropriation des outils. La communauté se divise ainsi en deux, un deuxième système apparaît : l’organisation économique se distinguant de l’organisation sociale. Leurs finalités divergent. L’organisation sociale tend toujours à préserver le droit de chacun à poursuivre et réaliser ses propres objectifs. Elle constitue le cadre de la gestion des ressources communautaires et de la détermination des ambitions collectives. L’organisation économique, à son tour, se charge de multiplier les biens dont elle garde la propriété et en propose les modalités d’échange. L’organisation sociale intervient alors de moins en moins dans le processus de redistribution ou d’affectation des ressources rares. Son rôle de protection de ses membres diminue et l’identité communautaire tend de plus en plus vers l’identité historique et territoriale. La dualité du contexte dans lequel l’homme se trouve confronté fait que l’accès aux biens lui est principalement possible par la voie de l’échange. Le travail lui-même constitue un bien élémentaire pouvant être échangé. Il prend alors l’aspect d’une valeur économique. Dès lors, l’homme est obligé de capitaliser sur sa propre capacité à travailler. En effet, s’il ne peut travailler, sa sécurité existentielle n’est plus garantie par l’organisation sociale. La réalisation de cette valeur dépend du jeu de l’offre et de la demande. La dissociation des finalités des deux organisations - économique et sociale - conduit à l’institutionnalisation des échanges et confère à la monnaie, outre son rôle d’unité de compte, un rôle de réserve. Les symboles identitaires se construisent alors autour des signes extérieurs de richesse en raison de la nouvelle importance accordée à la capitalisation. La logique économique des échanges rompt avec la compréhension traditionnelle qui donnait la primauté à la logique sociale (doctrinale) de la répartition. La complexification de la situation suite à la multiplication des acteurs et leur spécialisation croissante rendent la distribution gérée par l’organisation sociale de moins en moins opérante. Avec le temps, l’entreprise se distingue de plus en plus de la société.

Ainsi les entreprises naissent et se positionnent autour des pôles de rareté, qui, en même temps, représentent les besoins. L’organisation sociale et l’entreprise se voient alors immergées dans un contexte socio-économique. Leurs finalités diffèrent :
l’organisation sociale est le lieu d’expression des aspirations individuelles et collectives,
l’entreprise est le lieu de multiplication des biens et des services.
Par différence avec l’organisation sociale, l’entreprise se structure en fonction d’une finalité prédéfinie : la multiplication des valeurs économiques. Sa créativité est tournée vers la productivité qui passe par l’amélioration des savoir-faire de l’organisation et l’invention de nouveaux outils. Tant que la rareté, c’est-à-dire la demande subsiste, la raison d’être de l’entreprise n’est pas mise en cause et sa pérennité est assurée.
Organisation sociale et organisation économique, dualité des logiques et interférence des finalités sur les valeurs économiques :
L’apparition de l’organisation économique par dissociation de l’organisation sociale crée un contexte où les rapports entre ces deux organisations prennent un caractère chaotique. L’homme se trouve devoir évoluer simultanément dans ces deux organisations et participer ainsi à deux modalités différentes de convergence de buts. Il se trouve alors confronté à une situation conflictuelle et le sentiment d’appartenance à l’une des deux finira par prévaloir. C’est ainsi qu’émerge la distinction entre ceux qui disposent des outils et qui, de ce fait, ont tendance à privilégier la finalité de l’entreprise et ceux qui disposent principalement de leur travail et qui, de ce fait, privilégient plutôt la finalité de la société.
Suivant la préférence accordée à l’une ou l’autre des organisations, les perspectives idéologiques divergent. Elles oscillent entre :
- celles qui attribuent la propriété des biens produits à l’entreprise en lui laissant l’initiative de proposer des modalités de distribution,
- celles qui cherchent à établir et maintenir un équilibre négocié entre les perspectives offertes par chacune des deux organisations,
- celles qui envisagent la position de l’entreprise comme accessoire par rapport à la société qui, légitimement à leurs yeux, conserve la propriété des biens produits et en détermine les modalités d’attribution en fonction des critères qui lui sont propres.
On peut retrouver là les fondements des trois idéologies prépondérantes dans le monde contemporain : capitalisme, socialisme, communisme. L’interprétation classique de la différence entre capitalisme et communisme repose sur le critère de la propriété privée des moyens de production. Le socialisme, pour sa part, échappe à la logique de ce critère en s’attachant davantage au concept de justice sociale. Dans son expression, il est largement relié au contexte culturel de l’organisation sociale qui est en mutation permanente. En effet, sur la base de la classification des valeurs qui vient d’être présentée, il apparaît, contrairement aux idées généralement acceptées, que la différence fondamentale entre ces trois idéologies réside, avant tout, dans leur appréhension de la valeur du travail:
• le capitalisme a tendance à considérer le travail comme valeur économique,
• le socialisme en fait plutôt une valeur comportementale,
• enfin, le communisme lui confère une valeur constitutive.

Le fait d’assimiler le travail à une valeur constitutive conduit inévitablement à l’obligation existentielle de travailler qui se matérialise dans un contexte de péréquation économique de la valeur des travailleurs. Dans ce contexte, l’attribution des ressources passe par des critères d’appréciation collective et l’appropriation des moyens de production est dépourvue de signification. L’intégration sociale nécessite l’acceptation de travailler. Son refus légitime l’assimilation de l’individu au “parasitisme social” et « justifie » la procédure de resocialisation via les camps de travail. Les aspirations individuelles se voient ainsi soumises aux aspirations collectives qui ne peuvent se “négocier” que par le jeu du centralisme démocratique et se matérialiser dans la réalisation planifiée.

L’association au travail d’une valeur économique conduit à une limitation importante du rôle de l’organisation sociale avec, pour contrepartie, une plus grande liberté dans la création et la réalisation des objectifs individuels. Cette créativité mène à une évolution des aspirations, donc à l’apparition de besoins nouveaux qui, à leur tour, viennent mettre en exergue les valeurs économiques nouvelles. Ceci, d’un côté, stimule fortement le développement de l’activité économique et, de l’autre, suite à son efficacité dans la multiplication des biens, conduit à une suppression de la rareté et, par conséquent, des valeurs économiques consubstantielles à cette rareté. Ces jeux d'apparition et de suppression des valeurs économiques engendrent une modification quasi continue des bases de la solidarité sociale.

L’assimilation du travail à une valeur comportementale conduit à la recherche permanente d’un équilibre entre la liberté d’autoréalisation et l’obligation existentielle de travailler. Cet équilibre exprime le compromis, très dépendant du contexte culturel local, entre le dynamisme économique spontané du capitalisme et la sécurité existentielle du communisme. La forme politique la plus courante en est celle de la social-démocratie. Dans la mesure où la culture n’a pas un caractère cumulatif mais évolutif, l’expression de la social-démocratie n’est pas seulement locale mais également évolutive, ce qui tranche avec le caractère plus universel des bases du capitalisme et du communisme. Ceci explique aussi la plus grande difficulté d’”exporter” les idées socialistes.
À l’aube de la révolution industrielle, l’entreprise, en tant que propriétaire des valeurs économiques produites, prive la société de sa fonction de répartition des biens en faisant prévaloir ses propres modalités de partage. L’organisation sociale se trouve ainsi mise en question dans sa vocation à assurer la sécurité existentielle de ses membres. La valorisation du travail ne peut plus avoir lieu que dans le contexte économique de l’échange du travail contre un salaire. Ainsi, le travail s’assimile à une valeur économique et elle fluctue suivant l’offre et la demande. Par conséquent, l’État se replie sur ses fonctions régaliennes. Ceux qui n’ont plus accès au travail se voient alors délaissés et ils ont le sentiment d’être exclus.
La réduction du contexte chaotique dans lequel se voient immergées l'entreprise et la société passe par l’intégration de ces deux organisations dans un système socio-économique dont la finalité est construite conjointement et se matérialise par une réglementation de la valeur du travail.
C’est ainsi que les modalités d’un salaire minimum et les cotisations sociales se sont mises en place.

La finalité socio-économique dans laquelle s’inscrit l’entreprise la fait participer à l’obtention de la sécurité existentielle des membres de la société y compris, évidemment, des acteurs qui lui sont extérieurs (fonctionnaires, retraités, ...). Ceci vient limiter l’autonomie de l’entreprise dans la répartition de la valeur ajoutée. Le prélèvement opéré sur sa valeur ajoutée par la société peut être compensé par le niveau de prix et/ou la diminution de sa capacité d’autofinancement. Ainsi, une entreprise intégrée dans un système socio-économique devient moins compétitive par comparaison avec celles qui évoluent en dehors de ce système, dans la mesure où ces dernières ne sont pas soumises aux mêmes contraintes. Dans ce contexte, le travail retrouve de nouveau son caractère de valeur comportementale. Ainsi, il est possible de distinguer une économie de marché dans laquelle la préoccupation sociale garde une place importante par rapport au marché libre où cet aspect est laissé aux organisations non marchandes (associations, ONG, ...).

Les valeurs économiques constituent la fondation de l’organisation sociale et, par là même, de l’organisation économique. La multiplication des ressources redonne une plus grande autonomie aux acteurs. Cette autonomie conjuguée avec la créativité des entreprises et de la société leur permet ainsi d’exprimer de plus larges aspirations. Des objectifs nouveaux se voient donc intégrés dans la finalité commune, comme, par exemple, à la fin du 19° siècle, le développement de la scolarité obligatoire ou encore, plus tard, l’instauration des congés payés. C’est ainsi que les acteurs participent à la construction de la finalité socio-économique qui représente, à un moment donné, l’ensemble des objectifs poursuivis. La participation à la réalisation de ces objectifs relève de l’obligation. En partant des valeurs économiques, cette nouvelle organisation repositionnée face aux nouveaux pôles de rareté évolue dans le sens d’un repositionnement de sa finalité.

La pérennité d’un système socio-économique dépend d’une adéquation entre la finalité poursuivie et les pôles de rareté venant susciter des valeurs économiques. La disparition des pôles de rareté jusqu’à la saturation des besoins suite à l’augmentation de la production locale ou encore des importations lamine la base même de ce système. Le système socio-économique comporte alors les germes de son démembrement. La pérennité et l’identité d’un système socio-économique confronté à une telle situation passe par la création de nouvelles valeurs constitutives et de nouvelles valeurs économiques. Les nouvelles valeurs constitutives assorties de savoir-faire adéquats engendrent de nouvelles raretés, donc de nouvelles valeurs économiques. Leur satisfaction prendra un caractère obligatoire venant mobiliser un effort collectif. Les nouvelles valeurs économiques sont susceptibles de modifier le comportement des acteurs, de là les finalités individuelles et, à terme, la finalité collective. Le travail se voit alors revalorisé suite à l'effort engagé dans la multiplication des biens associés.
L’intégration, dès les années 50, dans la finalité de la France de l’objectif d’excellence en ingénierie nucléaire a eu pour conséquence la création de postes de travail puis la valorisation de résultats sur les marchés internationaux. Le CEA, moyen mis en place et chargé de sa mise en œuvre a été créé sous le régime de la propriété semi-publique. L'apparition des nouvelles technologies de l'information a largement contribué à la modification des comportements individuels.

Face à l’évolution des pôles de rareté, la pérennité d’une organisation socio-économique est conditionnée par la créativité des acteurs dans la génération de nouvelles valeurs économiques. La finalité de cette organisation est reconstruite par ses acteurs, les citoyens et les entreprises, mais encore faut-il que tous possèdent la motivation nécessaire.

La gestion d’un système socio-économique - famille, entreprise, pays - repose donc sur la régulation de l’équilibre entre
:
- les valeurs économiques qui, à un moment donné, représentent la dualité utilité/rareté des ressources et constituent la base même de
  ce système,
  C’est le cas des ressources telles que les soins médicaux, les prestations éducatives, la prévoyance vieillesse, l’énergie nucléaire ...
- les valeurs constitutives qui encadrent la gestion des valeurs économiques et matérialisent les ambitions existentielles des acteurs,
  C’est le caractère obligatoire des régimes de sécurité sociale, de la scolarité, ou encore la volonté politique pour l’ingénierie nucléaire.
- les valeurs comportementales qui conditionnent l’efficience dans les relations entre les acteurs.
  C’est l’acceptation, au niveau individuel et collectif, du coût de la santé et du système scolaire, c’est ne pas abuser dans la
  consommation des soins de santé non rationnés. C’est aussi la mobilisation des chercheurs dans la création des savoir-faire relatifs au
  nucléaire.


La participation de l’homme dans la vie d’un système socio-économique passe par le pilotage d’une ou de plusieurs activités qui lui sont confiées. Ces activités se structurent suite à leur délégation. Leur pilotage constitue l’apport de l’homme au fonctionnement de l’ensemble par son travail. L’ensemble des activités qui lui sont confiées représente sa mission. Dans le contexte d’un système socio-économique, une activité hérite simultanément des trois catégories de valeurs et, donc, son pilote également. In abstracto, l’homme ne peut être confondu avec aucune d’elles car ces valeurs sont dépourvues de toute signification en dehors de l’organisation qui les engendre. Dans le cas contraire, cela reviendrait à faire que l’homme ne puisse être qu’exclusivement un sujet, un modèle ou un objet. Or, l’homme en tant qu’être libre, créatif et sociable rassemble ces trois facettes simultanément :
· il est libre dans la construction et l’expression de sa finalité,
· il est créatif dans l’évolution de ses savoirs et de ses préférences,
· il est sociable dans la mise en commun de ses capacités et de ses moyens.

Enfin, à la lumière d’une telle analyse, les trois doctrines capitalisme, communisme et socialisme se révèlent être complémentaires et non antagonistes.

Arendt, H. : "Condition de l’homme moderne”" - Presse Pocket, Paris 1988
Bucki, J. Pesquex, Y. : "Approche systémique des relations entre culture, maîtrise, liberté et convergence des buts" - Economies et Sociétés, Série Sciences de gestion, SG n°19, octobre 1993, pp.137-167
Cotta, A. : “L’homme au travail” - Fayard, Paris 1987
Gorz, A. : “Métamorphoses du travail - quête du sens” - Galilée, Paris 1986
Perret, B. Roustang, G. : “L’économie contre la société” - Seuil, Paris 1993
Sauvy, A. : “La machine et le chômage” - Dunod, Paris 1980
Sauvy, A. : “Le travail au noir & l’économie de demain” - Calmann Levy, Paris 1984

L'auteur a imaginé qu’Adam et Eve n’auraient pas été chassés du paradis en punition d’avoir goûté à la pomme cueillie sur l’arbre de la connaissance, mais que cet acte traduisait leur capacité et maturité à passer de l’abondance propre au Paradis à la rareté qui lui était étrangère, le fruit défendu étant interdit parce qu’unique. Face à la rareté, l’homme allait être confronté à l’enjeu de s’accorder avec les autres hommes et de définir des règles de vie en commun, donc de partage. L’arbre de la connaissance étant celle du bien et du mal, des notions qui n’avaient pas d’intérêt avant que l’homme ne soit confronté à des défis, à des choix, et qu’il n’ait à se déterminer face à eux.
Pourquoi cet acte fondateur, dont le pendant chez les oiseaux est le saut du niz, a-t-il été présenté chez les hommes comme une faute, comme le pêché originel ?
De même chez les grecs, la Tèmis, notion qui traduit l’adaptabilité, forme d’intelligence engagée dans le devenir et l’action, a-t-elle été reléguée à partir du Vème siècle av. J.C à l’ombre de la Praxis, qui avec son pendant la Theoria s’accordait à une métaphysique de l’être et de l’immuable !
Comme si la société, redoutant de la part des hommes une intentionnalité immanente et imprévisible, avait insufflé sa téléologie…

Thierry Sautelet, le 18.04.2010