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Conception des systèmes socio-techniques :
apport de l'Analyse Décisionnelle des Systèmes complexes
Janusz Bucki
Guy Véron
L'apparition des machines intelligentes dans les organisations, en tant qu'acteurs à part entière au côté de l'homme augmente la complexité de ces organisations sociotechniques. Leur l'efficacité opérationnelle est largement conditionné par l'autonomie des acteurs. Lors de la conception de ces systèmes, les phénomènes d'organisation, de décision, l'automatisation, le système d'information et les sciences cognitives se trouvent étroitement liés et ne peuvent plus être abordés avec des approches disparates.
L'approche décisionnelle B-ADSc est une méthode d'analyse et de conception intégrant ces aspects.
Development of "intelligent machines" in organizations, as real actors by the side of humans, induces a new approach of socio-technical systems' complexity. The operational efficiency of these complex systems depends on actors' autonomy. During the socio-technical system design, organisation, decision, automation et cognitive sciences are closely linked up. Decisional analysis of complex systems (B-ADSc) is a method, which integrates all these aspects.
Caractéristiques des systèmes socio-techniques
Coopération homme-machine
L'irruption dans les organisations et, en même temps, la banalisation des machines intelligentes en tant qu'acteurs à part entière au côté de l'homme perturbent fortement la vision habituelle d'attribution aux opérateurs des rôles et des responsabilités.
L'étendue, l'importance et la complication des tâches confiées aux machines leur confèrent un caractère d'agents autonomes. Avant, elles assumaient exclusivement l'exécution des actions issues de décisions des opérateurs qui en assumaient entièrement la charge et la responsabilité. Actuellement, l'automatisation progressive du pilotage des processus fait monter l'ordinateur dans la hiérarchie opérationnelle. Chargé désormais de plus en plus de décisions, il devient de facto un co-pilote face aux missions poursuivies. En conséquence, l'interaction entre l'homme et le machine change de nature. L'ensemble prend le caractère d'un système coopératif dans le cadre duquel l'ensemble des acteurs, hommes et ordinateurs, sont susceptibles de concourir à la satisfaction d'une finalité commune. En conséquence, ceci lamine la frontière claire jadis entre le système de pilotage, domaine des hommes, et le système physique, domaine des artefacts. Aujourd'hui, les deux systèmes ayant une forte tendance à se confondre nous obligent, pour leur analyse et conception, d'adopter une vision globale de l'organisation en tant que système socio-technique coopératif. Ainsi, les approches désormais classiques s'avèrent insuffisantes en ce sens que, dans une telle configuration, une fonction requise du système est moins facile à identifier et à isoler. En effet elle ne peut plus être réduite uniquement à un service livré par le système physique dès lors où elle résulte très souvent d'une collaboration effective de l'ensemble des acteurs, hommes et machines.
Hiérarchie opérationnelle : cohérence des chaînes décisionnelles
Une des caractéristiques invariantes des organisations est l'existence d'une hiérarchie opérationnelle. Cette hiérarchie découle d'une répartition du pouvoir et des tâches. Dans les systèmes socio-techniques complexes ceci s'accompagne également d'une délégation des objectifs. Ces relations du pouvoir, où les niveaux supérieurs pilotent les objectifs des niveaux subordonnés, assurent la convergence de buts en augmentant ainsi les chances d'aboutir aux résultats escomptés. La hiérarchie opérationnelle se construit suite aux délégations conduisant à la spécialisation des niveaux hiérarchiques par type de décision. Les décisions concernant le pilotage du processus global appartiennent au sommet, celles relatives aux sous-processus sont déléguées en aval de l'organisation. Pour les acteurs d'une organisation, cet aspect s'accompagne d'une différenciation de la vision de leurs champs opérationnels et, par là même, de la nature de l'information traitée. La performance de l'organisation dépend de la cohérence des chaînes décisionnelles au travers des niveaux opérationnels et, en conséquence, de la complémentarité des objectifs poursuivis par les acteurs à un instant donné, ce qui correspond ici au concept de la convergence des buts.
Régulation, réactivité, retour d'expérience
Face aux situations changeantes et donc incertaines, le comportement d'une organisation s'apparente à une action de régulation ayant pour but d'amener le processus piloté vers une situation correspondante au mieux à l'objectif poursuivi, lui même susceptible évoluer en fonction du changement du contexte opérationnel. Pour les systèmes hautement automatisés, leur efficacité implique une réactivité et une adaptabilité importantes de l'ensemble du système homme-machine. La réactivité reflète, à la fois, la capacité à percevoir la modification du contexte opérationnel, l'aptitude à comprendre et à évaluer ce changement et la capacité à construire, dans les délais impartis, une réponse collective adaptée à l'objectif poursuivi et aux moyens disponibles. L'adaptabilité ou la flexibilité reflètent, à leur tour, la capacité d'apprentissage face aux aléas de la situation. La capitalisation sur la connaissance acquise implique, d'un côté, la possibilité d'intégration du retour d'expérience dans les procédés des pilotes et, de l'autre, la capacité de vérification de la cohérence comportementale de l'ensemble.
Nouvelles méthodes d'analyse et de conception
L'acceptation de la participation des ordinateurs dans la chaîne des décisions, exige des concepteurs des organisations de se doter de nouveaux paradigmes et de nouvelles méthodes d'analyse et de conception. En effet, la réactivité, la rapidité, la flexibilité et la maîtrise des systèmes hautement automatisés ne peuvent plus être obtenues que si elles sont construites avec des méthodes aptes à intégrer et représenter l'ensemble : "Homme et son comportement - Machine et sa logique - Organisation et son système d'information". L'organisation apparaît ainsi comme simultanément : un organe de décision apte à gérer son retour d'expérience, un organe de traitement et de stockage de l'information, un réseau de communication. Dans la conduite des processus, plus la participation des machines intelligentes est forte, plus l’intégration, dès la conception, de ces éléments devient indispensable.
B-ADSc : Analyse Décisionnelle des Systèmes complexes
Une approche de la complexité
B-ADSc : Bucki - Analyse Décisionnelle des Systèmes Complexes se positionne face à cette problématique. Elle s'inscrit dans la lignée des approches systémiques. Elle généralise la vision fonctionnelle d'un système en proposant de formalismes permettant de traiter l'aspect organisationnel des systèmes socio-techniques. Elle qualifie de complexe toute organisation dans laquelle plusieurs acteurs autonomes, hommes ou machines, sont susceptibles de concourir à la satisfaction d'une finalité commune. Ainsi, elle associe la complexité à la capacité d'auto-organisation des acteurs.
Objectif, décisions, activité
Figure 1 : L'Analyse Décisionnelle propose la représentation d'une organisation comme une hiérarchie opérationnelle d’activités
Analyse Décisionnelle est fondée sur le concept d'activité vue comme élément de base de toute organisation. L'activité correspond ici à un centre élémentaire de prise de décisions, une entité opérationnelle caractérisée par les objectifs pouvant lui être assignés, par les procédés associés à ces objectifs et par les sous-traitances ou les moyens sollicités. La démarche qu'elle propose permet, en partant des objectifs généraux, étant guider par l'analyse de la valeur, de construire la hiérarchie opérationnelle des activités appartenant au système du pilotage ainsi que le système d'information qui devient ainsi consubstantiel à cette hiérarchie.
La croissance d'une organisation passe par la mise en place ou l'intégration d'activités nouvelles. Leur raison d'être repose, principalement, sur la délégation par les activités existantes de la responsabilité du pilotage de sous-processus donc de décisions. Par conséquent, les activités existantes, de facto, se positionnent à un niveau supérieur au sein de la hiérarchie opérationnelle. La délégation est un des facteurs qui conduit à la complexification des organisations par émergence d'activités nouvelles et donc par l'intégration de nouveaux pilotes, hommes ou machines, chargés de ces activités.
Régulation : pilotage des activités
Figure 2 : l’organisation avant la délégation et après
Schématiquement, une activité se situe à l'intersection de deux boucles de régulation. D'un côté, l'activité est un moyen dont le comportement est stimulé par les objectifs qui lui sont assignés par le niveau supérieur. De l'autre, elle représente la source des objectifs propagés avec les décisions en aval de la hiérarchie opérationnelle de l'organisation. Elle se caractérise par trois éléments indissociables:
la finalité (ou la mission) définie par l'ensemble des objectifs auxquels l'activité est susceptible de répondre.
la conduite qui définit l'utilisation ou l'ordonnancement des moyens en fonction des objectifs et des savoir-faire associés.
les moyens permettant une mise en œuvre effective des savoir-faire. Ces moyens peuvent être de nature humaine, matérielle, informationnelle ...
Figure 3 : positionnement d'une activité
Activité : organe décisionnel
Figure 4 : dans sa forme la plus simple, une activité peut être schématisée ainsi :
Dans une organisation, une activité pilotée ou organe décisionnel, est l'expression élémentaire d'un centre de prise de décisions. Principalement, son fonctionnement s'articule autour de deux actes :
acte de décision (Fd) qui opère en fonction de l'objectif poursuivi et assigné par le niveau supérieur (objectif externe) ainsi qu'en fonction de la perception, au niveau de l'activité, de la situation du processus piloté (état interne),
acte d'évaluation (Fe) qui contrôle l'évolution de la situation du processus piloté dans le contexte des buts du décideur (objectifs internes) et qui réactualise, en même temps, sa perception de la situation du processus.
Les activités susceptibles d'opérer dans un contexte de sollicitations multiples, c'est-à-dire en tant que moyens partagés pouvant avoir plusieurs objectifs externes assignés simultanément, assument, en plus, l'acte de planification de ces objectifs. Dans certaines situations, l'acteur doit pouvoir aussi déterminer lui même ses objectifs. Dans ce cas, son activité intègre l'acte d'auto-finalisation. Ainsi, suivant la liberté laissée aux pilotes en ce qui concerne le choix des objectifs à poursuivre, l'Analyse Décisionnelle propose la typologie des trois catégories d'activités.
Le pilotage d'une activité consiste en résolution des problèmes successifs. En effet, tout écart, entre la situation du processus correspondante à l'objectif assigné et sa situation perçue, supérieur à celui jugé non significatif ou toléré par l'opérateur constitue un problème à traiter, donc conduit à une nouvelle décision. Ainsi, l'organisation, c'est-à-dire hiérarchie opérationnelle d'activités, représente un système à l'intelligence distribuée dans le cadre duquel les résolutions des problèmes locaux contribuent à la résolution du problème général.
Tolérance, sensibilité : exemple pour la prise en compte du facteur humain
Le modèle introduit, entre autres, les notions de tolérance (écart accepté entre l'objectif externe et l'état interne) et de sensibilité (écart nécessaire pour la perception de l'évolution de la situation, entre l'objectif interne et l'évènement signalé). La tolérance et la sensibilité évoluent avec le facteur humain suite aux effets de la fatigue, du stress, de la motivation ...
Faute de pouvoir opérer dans un univers parfaitement prédictif, la pertinence de l'évaluation et de la prise en compte de ces phénomènes dans la définition des indicateurs et, par là même, du système d'information et de commandement conditionne l'efficacité opérationnelle de l'organisation. A un moment donné, une inadéquation des tolérances et des sensibilités des pilotes au travers d'une hiérarchie opérationnelle d'activités a toutes les chances d'être à l'origine des dysfonctionnements, comme par exemple :
les tolérances trop petites dans des strates opérationnelles supérieures peuvent conduire à un effort trop grand et non justifié exigé
de la base,
les tolérances trop grandes dans des strates inférieures peut avoir pour l'effet une amortissement par la base de l'effort du sommet,
les sensibilités trop grandes dans des strates inférieures peuvent être perçues par le sommet comme une excitation de la base difficile
à suivre,
les sensibilités trop petites dans des strates supérieures conduisent souvent à la situation où l'effort de la base est laminé par le sommet.
L'apport de l'Analyse Décisionnelle B-ADSc pour la conception des organisations
D'une façon générale, l'Analyse Décisionnelle conduit à une représentation de l'organisation dans laquelle le processus de prise de décision ressort au premier plan. En effet, il n’est plus possible de considérer que la décision reste un choix ponctuel et spontané des acteurs mais qu’elle s’insère dans un contexte opérationnel plus vaste. Comme ceci était déjà aperçu par B. Lussato [1], B-ADSc considère que la décision n’est plus un choix mais l’aboutissement d’une coordination ininterrompue de mise en œuvre d’objectifs. Par ailleurs, la supervision conduit à la mise en place d’un système hiérarchisé de contrôle (reporting) : à un stimuli provenant du niveau supérieur, un signal est attendu en retour. De même, au sein de l’organisation, le circuit parcouru par un processus de prise de décision ne peut être validé et bouclé que s’il empreint le réseau des objectifs validés par cette organisation.
Le concept d’objectif est au centre d’un processus de prise de décision. Dans un contexte organisationnel, il tend à se spécialiser selon les missions qui en dépendent, il se hiérarchise à mesure que les activités se multiplient, que les responsabilités se délèguent et que le système d'information et de pilotage se généralise. Les formes les plus achevées de communication entre les activités mettent en œuvre les principes de standardisation qui nécessitent que les objectifs soient clairement explicités et admis par tous les acteurs de l’organisation. Ainsi, le modèle proposé permet de prendre en compte la représentation des mécanismes de communication au moins pour ce qui concerne les échanges formels (actions, décisions, signalisations, états externes). Les objectifs précèdent et expliquent les décisions, les activités qui les assument communiquent entre elles en tant qu’émetteurs-récepteurs d’information portant sur la commande, ce qui est le fondement même d'un système d'information orienté pilotage des opérations.
Les difficultés observées dans le domaine du système d’information ainsi que dans la gestion du retour d'expérience s'expliquent, entre autres, par le fait que durant l'analyse des besoins et la conception des systèmes on ne tient pas assez compte du processus de prise de décision qui est pourtant l'essence même du fonctionnement d'un système socio-technique. Le système d'information et de pilotage ne peut plus être considéré comme un artefact venant se greffer sur le système opérant mais il devrait être conçu comme constituant une partie intégrante de l'organisation.
La démarche proposée par B-ADSc conduit à une représentation de l'organisation qui réunit trois aspects fortement interdépendants :
sa hiérarchie opérationnelle d'activités, c'est-à-dire l'actigramme, expression à la fois du "Pourquoi" et du "Comment" de l'organisation à tous
les niveaux opérationnels ;
sa structure organique, c'est-à-dire l'organigramme, expression des attributions aux acteurs des rôles et des responsabilités ;
son système d'information.
Figure 5 : représentation d'une organisations
L'intégration du facteur humain est indispensable dès les phases amont de préparation et de la conception des programmes ainsi que tout au long du cycle de vie des systèmes socio-techniques. Ainsi, l'Analyse Décisionnelle enrichit la panoplie d'outils des concepteurs de ces systèmes en proposant des concepts et la démarche permettant de dépasser certaines limites des analyses fonctionnelles.
[1] Lussato, B. “Modèles cybernétiques - introduction critique aux théories d’organisation” Paris, Dunod, 1992