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Aborder la complexité
Janusz Bucki
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L’accroissement important des moyens de communication et la mondialisation des échanges nous immergent dans un univers dont le bouillonnement n’a plus rien à voir avec celui d’autrefois. Le besoin de se repérer pour agir, dans un monde où le nombre des interactions et des interdépendances entre les différents acteurs augmente sans cesse, conduit à rechercher des outils conceptuels nouveaux, tant de phénomènes se montrant rebelles aux interprétations courantes .
Les modèles les plus répandus, ceux issus de la pensée mathématique comme ceux issus des sciences humaines, apportent aujourd’hui difficilement les réponses à des questions telles que la place et le rôle de l’entreprise dans un contexte socio-économique élargi.
Même l’appréhension d’un concept tel que le travail se trouve aujourd’hui privé d’interprétations fédératrices.
Toute approche philosophique devrait se situer par rapport à la question fondamentale du sens, donc de l’existence et de la nature de la finalité. La position la plus radicale consiste à nier l’existence même de la finalité. L’évolution de l’univers relèverait alors d’un mouvement chaotique non prévisible, donc non modélisable. La transition d’une situation à l’autre étant quasi-aléatoire, le sens ne serait pas saisissable. Dans une telle perspective, la complexité est souvent associée aux limites de la modélisation. “Un phénomène perçu complexe est un phénomène dont les représentations sont perçues ne pas être réductibles à un modèle unique aussi compliqué, stochastique, sophistiqué soit-il” [Avenier, 1], la réalité, par nature, est complexe donc non modélisable. Ainsi, il est difficile de construire des modèles prédictifs même si une intelligibilité ponctuelle peut être proposée par des métaphores capables, à un moment donné, d’associer un sens au chaos. La responsabilité de construire des comportements convergeants serait attribuée alors aux acteurs qui sont considérés, a priori, comme étant capables de l’assumer à condition d’être suffisamment informés [Le Moigne, 4].
Si l’on admet toutefois, que la réalité possède un sens, la finalité existe. La compréhension du comportement d’un acteur ne peut se faire qu’en référence à sa finalité. Comme l’évoque Saint Thomas d’Aquin [6] : “La finalité est de l’ordre de la compréhension (du comment ?) et non de l’explication (du pourquoi ?)”. Si nous écartons l’interprétation magique de la finalité, développée principalement par les civilisations antiques dont les traces subsistent de nos jours dans l’expression de différentes superstitions, ceci nous amène soit à l’hypothèse de l’unicité et de la constance de la finalité, soit de sa multiplicité et/ou de son évolutivité.
La première alternative se trouve implicitement à la base des approches positivistes, la deuxième caractériserait le constructivisme. En fait, l’approche positiviste cherche à proposer des solutions justifiées par des connaissances convergeant vers la compréhension de plus en plus complète d’un « absolu ». Cette convergence ne peut se comprendre que par référence à la prémisse d’une unicité et d’une constance de la finalité de l’univers, du comportement de ses constituants et par le principe de neutralité de l’observateur par rapport au champ observé. Ainsi, l’interrogation sur la finalité n’apporte que des hypothèses non vérifiables, tant que le processus de convergence des connaissances reste inachevé. Une fois les constituants identifiés et les interdépendances mises en évidence, la finalité émergera toute seule. Cette pensée, enracinée dans la tradition aristotélicienne de l’éternité et de la perfection de l’univers, fait que toute discussion sur la nature de la finalité devient superflue et accessoire. Les conclusions des travaux de Gödel [3] mettent en évidence l’état toujours inachevé d’une telle démarche et démontrent aussi l’importance de la pensée récursive.
La compréhension et l’interprétation des documents financiers d’une entreprise ne peuvent se faire qu’en fonction de ses objectifs, expression de la finalité de l’entreprise. Ces objectifs, à leur tour, trouvent leur sens dans le contexte des objectifs socio-économiques des pays dans lesquels l’entreprise opère, expression de la finalité d’un pays. Les objectifs socio-économiques d’un pays sont, à leur tour, éclairés par les objectifs des accords internationaux (GATT, FMI, ...), expression de la finalité de la coexistence pacifique. Ceci illustre aussi la démarche récursive dans le processus de compréhension du “pourquoi ?”.
Or, H. Simon [7] souligne l’importance de la quête d’information dans le processus de décision (cf. la Théorie de la Rationalité Limitée). Outre les conséquences sur les modalités du choix de l’acteur, cette théorie met en évidence la boucle de rétroaction : information sur le réel - le réel. Cela signifie que l’acteur intelligent influence, par sa curiosité, l’évolution du réel et, par conséquent, sa finalité. Dans ce contexte, le postulat de l’unicité et de la constance de la finalité se trouve remis en cause.
C’est suite à l’acquisition des connaissances en génie génétique que l’évolution naturelle s’accompagne désormais de celle voulue et stimulée par l’Homme.
Ceci explique aussi une insuffisance des modèles orientés vers des solutions computables qui provient de leur difficulté à intégrer la double récursivité :
• les comportements des acteurs se comprennent par rapport à leurs finalités respectives, elles-mêmes trouvant leur explication dans un contexte plus général, si toutefois il existe,
• l’acquisition par l’acteur intelligent, de connaissances sur la réalité modifie cette réalité.
L’absence d’un contexte plus général donc l’inexistence d’un objectif commun donne un caractère chaotique, donc non prévisible, aux agissements des acteurs. Le choix d’un objectif commun, et de là la création d’une organisation qui intègre ces acteurs, redonne un sens à leurs comportements et les sort du chaos. Cette construction, si elle n’est imposée par une volonté externe, ne sera réalisée que par les acteurs eux-mêmes.
La résolution du chaos de la circulation routière a été obtenue par les pouvoirs publics, suite à l’institution du code de la route. Les objectifs du code s’expliquent dans le contexte plus général du bien public. Les comportements des conducteurs se comprennent désormais en référence à ce code.
Les règles de partage d’un marché établies par un cartel relèvent de la construction d’une finalité commune par les entreprises membres de ce cartel.
De façon générale, l’inorganisation de l’échange positionne les acteurs de cet échange dans le contexte d’un marché “chaotique” caractérisé par des périodes d’intenses spéculations. C’est la référence à une finalité commune qui est susceptible de régler les comportements chaotiques des acteurs (cf. GATT).
Ainsi, la perception de la complexité s’accompagne de la nécessité de construire la convergence de buts dans une situation d’intelligence répartie, et par conséquent d’autonomie des acteurs.
En ce sens la méthode B-ADSc qualifie de complexe toute organisation dans laquelle divers acteurs autonomes sont susceptibles de concourir à la satisfaction d’une finalité commune.
/1/ Avenier M.J. : "La problématique de l’éco-management" - Revue Française de Gestion, Mars-Avril-Mai 1993
/2/ Bucki J., Pesqueux Y. : "Convergence des buts" - Cahier de recherche Groupe H.E.C. 1992 - CR 450/1992
/3/ Hofstadter, D. : "Gödel, Escher, Bach" - InterEditions, Paris 1986
/4/ Le Moigne J.L. : "Modélisation des Systèmes Complexes" - Dunod, Paris 1990
/5/ Reix R. : "L’impact organisationnel des nouvelles technologies de l’information" - Revue Française de Gestion n° 83 - janvier/février 1990
/6/ Saint Thomas d’Aquin : "Somme théologique" - Vrin, Paris 1972
/7/ Simon H. : "Administration et processus de décision" - Economica, Paris 1983